XV

Il y avait eu un moment d’intense stupeur, comme si la mort de l’Ombre Jaune était chose incroyable, impensable. Bill se dirigea finalement vers le grand corps étendu et se pencha sur lui. Au bout de quelques instants, il releva la tête, pour dire :

— Aucune erreur possible, commandant, il est bien mort…

Une expression de fugitive inquiétude se peignit sur les traits du géant.

— Êtes-vous sûr, à présent, que ce soit bien le vrai Ming ?

Bob hocha la tête affirmativement.

— Il n’y a pas à douter, Bill. Quand mes regards ont croisé les siens, j’ai été immédiatement subjugué. Seule, l’Ombre Jaune possédait un tel pouvoir hypnotique…

Rassuré semblait-il par les paroles de son ami, l’Écossais souleva le grand corps de leur ennemi mort et arracha la veste de clergyman. Sous le bras droit de Ming, un revolver de moyen calibre était fixé, le canon pointé en avant, par une sorte de bricole de cuir et d’acier. Une fine chaînette était reliée à la gâchette et, remontant le long du bras du défunt, se terminait par un bracelet de métal attaché autour du poignet, juste en dessous de la terrible main postiche.

— Encore un truc de ce démon qu’était Ming, expliqua Ballantine. L’arme est dirigée de telle façon que, quand son porteur est debout, le canon soit braqué vers l’avant, donc en direction d’un éventuel adversaire. Il suffit de bouger le bras suivant un certain angle et, la chaînette se tendant à fond, le coup part. À force d’entraînement, on peut acquérir une certaine habileté à ce jeu sournois. Il est probable, commandant, que si vous aviez laissé à Ming le temps de tirer à nouveau, la seconde balle ne vous aurait pas manqué. Heureusement, vous avez été plus rapide que lui.

Les deux amis demeurèrent silencieux, à contempler le corps de leur adversaire vaincu. Certes, Ming était un monstre, prêt à toutes les traîtrises, à tous les forfaits pour parvenir à établir sa domination sur le monde. Pourtant, sa prodigieuse intelligence, son exceptionnelle personnalité parvenaient à le faire regretter, et Morane et Bill ne pouvaient s’empêcher de penser à tout le bien qu’un tel homme aurait pu accomplir s’il n’avait tourné ses efforts vers le mal.

Un léger sanglot attira l’attention des deux amis. Tania, sortie de son coin d’ombre, était venue les rejoindre et, devant la dépouille mortelle de son oncle, elle pleurait maintenant silencieusement. Bob et l’Écossais respectèrent ce chagrin. Ils savaient que, sans la jeune fille, ils ne seraient jamais parvenus à vaincre leur adversaire, que, par les renseignements qu’elle avait fournis, elle était le principal artisan de sa défaite. Elle avait agi ainsi parce que les crimes de son parent répugnaient à sa nature honnête, parce qu’un jour elle s’était rendu compte ne pouvoir plus longtemps se faire complice de ces crimes et que, la seule façon d’échapper à cet homme qu’elle aimait au fond d’elle-même puisqu’il l’avait élevée, à cet homme qui, elle le savait, lui avait légué par testament sa prodigieuse fortune, que la seule façon d’échapper à cet homme donc était de contribuer à sa perte. À présent pourtant, oubliant le monstre criminel, elle ne pensait plus qu’à l’oncle qu’elle venait de perdre. Cependant, Tania se demandait si, un jour, à Londres, elle n’avait pas rencontré Morane, tout n’aurait pas été changé, si elle n’aurait pas continué, comme par le passé, à se faire la complice docile de l’Ombre Jaune. C’était Bob qui lui avait permis de se libérer, de reprendre sa place parmi la vaste société humaine, et elle se sentait prise pour lui d’un sentiment profond auquel elle avait bien de la peine à donner seulement le nom de reconnaissance.

— Il serait temps de partir, dit Morane d’une voix douce mais ferme. À l’heure qu’il est, le Dr Partridge, une fois la forteresse conquise, doit nous attendre avec ses hommes à la sortie du passage secret que nous avons emprunté tout à l’heure…

Il glissa les doigts sur son visage déformé, boursouflé, et il pensa qu’il aimerait regagner un endroit civilisé pour y subir le traitement qui lui rendrait ses traits habituels, traitement composé surtout par des piqûres à base d’Hyaluronidase et destiné à faire se résorber les matières qu’il s’était injectées sous la peau afin de se donner provisoirement le faciès caractéristique d’un lépreux.

Après avoir jeté un dernier regard à l’Ombre Jaune, ce Titan vaincu, Bob dit encore :

— Mettons-nous en route pour rejoindre Partridge. Je lui demanderai d’envoyer des hommes afin qu’une sépulture soit donnée à notre adversaire…

Il se détourna et marcha, suivi par Tania et Bill, vers la porte du sanctuaire. Et, soudain, il sentit une petite main se glisser dans la sienne et la serrer doucement. Alors, il comprit que ce seul signe de complicité de la part de la jeune fille était sa plus belle récompense pour un long et farouche combat livré aux puissances du Mal.

L’Ombre Jaune était morte. Et c’était comme si une nouvelle et merveilleuse aurore se levait, resplendissante d’ors et de lumières, sur le monde des hommes.

 

FIN



[1] Dans la religion birmane, on donne le nom de Nats à tous les esprits élémentaires appartenant au monde de l’au-delà, comme les spectres, goules, vampires, etc. Une simple pensée peut donner naissance à un Nat. Ces esprits sont les dieux tutélaires locaux qui étaient adorés bien avant l’introduction du Bouddhisme en Birmanie. Il existe une multitude de Nats, mais trente-sept d’entre eux seulement font l’objet d’un culte réel, qui consiste davantage à se les concilier par des sacrifices qu’à les adorer réellement.

[2] Voir : La Couronne de Golconde (Marabout Junior n°142) ; L’Ombre jaune (Marabout Junior n°150) ; La Revanche de l’Ombre jaune (Marabout Junior n°158).

[3] Du verbe anglo-birman to dacoït.

[4] Concrétions pierreuses qui se forment dans l’estomac de certains animaux et auxquelles, en Asie, l’on attribue des vertus miraculeuses, dont la principale est d’immuniser contre le venin.

[5] L’erreur de Ballantine vient du fait que Jack Star avait prononcé ses dernières paroles en anglais, où les prépositions françaises a de « de » et « du » se traduisent toutes deux par of.

[6] Voir La Couronne de Golconde. Marabout Junior n°142.

[7] Sir Archibald Baywatter. Chef de Scotland Yard, qui prit part à la lutte contre l’Ombre Jaune. Voir L’Ombre Jaune, (Marabout Junior n°150) et la Revanche de l’Ombre Jaune, (Marabout Junior n°158).

Le châtiment de l'Ombre Jaune
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